Plaisir et Souffrance au travail : autres éléments de cours

2004-2014

Pourquoi le travail engendre nécessairement de la souffrance ?

La souffrance, telle qu’elle est entendue en psychodynamique du travail, relève d’un vécu qui a son origine dans la confrontation avec le réel du monde. C'est-à-dire la mise en échec par le monde qui résiste C’est parce que je ne suis pas tout puissant sur les choses et sur les autres, que cela me résiste que je souffre ; C’est parce que je souffre, que je me confronte au réel des choses que je vais me mettre en action, agir sur le monde pour le transformer, ce qui va aussi me transformer.

Nous rencontrons le monde sous une forme affective, avec des émotions, des sentiments, un état du corps, et pas seulement de la pensée. Cette affectivité ressentie, éprouvée, c’est la subjectivité. La souffrance, c’est aussi un point de départ, elle permet la mobilisation du sujet pour trouver à surmonter ce qui résiste. Elle est à l’origine de l’intelligence qui part à la recherche du monde pour apaiser la souffrance, pour s’éprouver soi-même et se transformer.

La souffrance n’est pas propre au travail, mais elle est inscrite d’emblée dans les situations de travail.

C'est quoi le travail?

La psychodynamique du travail va proposer une nouvelle définition du travail : « le travail, c'est la mobilisation des hommes et des femmes face à ce qui n'est pas prévu par la prescription, face à ce qui n'est pas donné par l'organisation du travail. » (Philippe Davezies- Eléments de psychodynamique du travail. in Éducation Permanente n°116, 1993-3, 33-46 ).

C’est une définition plus technique, liée à l’expérience ergonomique, et qui met au centre la distinction entre travail prescrit et travail réel. Autrement dit, la question du travail est à repérer dans l’écart entre travail prescrit et travail réel. Le travail prescrit est ce qu’on doit faire (tache) et le travail réel ce qu’on fait « activité ». Cet écart est  observable dans toutes les situations de travail. Ce décalage est en rapport avec le caractère fondamentalement instable du travail. Ainsi, chaque opérateur est destinataire de prescriptions qui, prisent séparément, peuvent toutes être légitimes mais qui, combinées ensemble, ne sont pas forcément immédiatement compatibles, voire peuvent s’avérer contradictoires.

Cet inattendu, intrinsèque à la situation de travail est le Réel du travail. C’est ce qui résiste à la maîtrise : le réel se donne à connaître fondamentalement sous la forme de l’échec. Il se fait connaître par une surprise « désagréable », c’est à dire vécue sur un mode affectif qui n’est pas celui du plaisir. Dans l’expérience du travail, la souffrance est première, dans une rencontre avec le réel du travail.

En ce sens il n'y a pas de travail qui ne trouve son origine dans un mouvement initial de déception. Le manque, la souffrance sont  inscrits au cœur même de l'expérience du travail, comme ils sont inscrits dans l’expérience même de la vie.

Dejours : « Le travail est ce qu’implique, du point de vue humain, le fait de travailler : des gestes, un savoir faire, un engagement du corps, la mobilisation de l’intelligence, la capacité de réfléchir, d’interpréter et de réagir à des situations, c’est le pouvoir de sentir, de penser et d’inventer (…) , c’est un certain mode d’engagement de la personnalité pour faire face à une tache encadrée par des contraintes (matérielles et sociales) » (Subjectivité, travail et action)

Un travailleur intelligent

Traditionnellement, quand on pense le travail, on considère la subjectivité de travailleurs comme fondamentalement mauvaise. (Taylor)

Dès lors que l'on pose qu’il n’y a pas de travail sans mobilisation des gens pour palier le décalage, on propose un modèle du travailleur intelligent : il y a une mobilisation subjective dans le travail, une mobilisation de l'intelligence.

La face subjective du travail, c’est tout ce qui se déploie sur le plan de l’invisible, l’ingéniosité déployée, la souffrance engendrée et modifiée.  « L’exploration, l’invention mobilisent l’énergie pulsionnelle ». Pour faire face à l’inattendu, à ce qui échappe à la prescription, le sujet dot faire appel à ses ressources internes, à des ressources qui s’enracinent dans son histoire, dans sa personnalité. C’est là que se développe cette forme d’intelligence spécifique aux situations de travail, une intelligence pratique qui est toujours en avance sur la conscience ou la connaissance que le sujet en a, et dont il ne sait pas forcément rendre compte. Les façons de faire face à l’inattendu sont fortement personnalisées et les ressources mobilisées ne sont pas de l’ordre du savoir, mais s’enracinent dans les façons particulières selon lesquelles le sujet négocie avec ce qu’il rencontre.

Travailler suppose toujours de sortir de l’exécution pure et simple. Il n’y a pas de travail d’exécution il ne suffit jamais de faire comme on a dit, il ne suffit jamais d’appliquer des consignes, ni de mobiliser l’intelligence théorique. Il faut faire appel à l’intelligence pratique, à l’intelligence de l’action. La mobilisation de cette forme  d’intelligence spécifique est la première chose qui va modifier la souffrance en plaisir. Dejours a cette phrase magnifique : le plaisir au travail c’est quand « travailler ça devient trouvailler ».

Mais cela ne suffit pas. Travailler, dit Dejours, est mobilisation de l'intelligence individuelle mais également coordination des intelligences qui nécessite une coopération.

L’intelligence collective

La subjectivité au travail est expérience singulière, mais aussi collective. Parce que le travail ne se fait pas sans l’autre, et que qui dit travail, dit organisation du travail. De fait, le réel du travail est le réel de la tache mais aussi expérience de la résistance du monde social.

D’abord l’organisation du travail : elle est là d’emblée, avec ses logiques, et le plus souvent caractérisée par des rapports d’inégalité, de pouvoir, de domination. Dans les entreprise la structure est plus souvent hiérarchique que horizontale, qui vient faire obstacle au déploiement de l’intelligence et de la subjectivité. Et puis il y a les autres aussi, les personnalités et les styles de travail différents, avec toute la difficulté qu’engendre le fait de devoir vivre ensemble.

Il faut donc bien que quelque chose se coordonne, qu’il y ai une coordination des intelligences singulières pour garantir une cohésion. A priori, on pourrait penser que c’est le rôle de l’organisation du travail, de faire synergie, en assignant des taches, des attributions, des fonctions. Et c’est le plus souvent ce qui se fait, sous la forme de travail prescrit. Cependant, nous l’avons vu, le travail prescrit ne suffit pas au travail, il doit sans cesse être dépassé, détourné. Si tout le monde respectait scrupuleusement les directives, le travail ne fonctionnerait pas. C’est ce qu’on appelle « la grève du zèle ».

Il faut distinguer la coordination prescrite (organisation des tâches) et la coopération. Celle-ci est permise par des accords stabilisés entre les membres d’un collectif sur la manière de travailler. Cela suppose une implication de chacun dans le débat collectif, pour témoigner et rendre visibles des savoirs faire. Il s’agit de pouvoir partager les expériences du Réel du travail, d’élaborer des compromis entre les styles de travail de façon à les rendre compatible. Les compromis, les accords passés, voire les règles de métiers qui en découlent (les accords normatifs) sont toujours à la fois de l’ordre de la technique (le métier) et du social (les relations, le vivre ensemble, les subjectivités en rencontre qui se soutiennent du collectif) . C’est ce que Christophe Dejours appelle l’activité déontique.

Il ne s’agit pas de procédures décidées par la hiérarchie, qui, prescrites, ne permettent pas au sujet de témoigner de son rapport au travail et de ses écarts avec les normes. Cette dynamique collective suppose l’engagement de la subjectivité de chacun dans des accords collectifs normatifs, qui implique aussi un renoncement du potentiel subjectif individuel pour favoriser le vivre ensemble. Ce renoncement ne va pas toujours de soi, et il y a des conflits dans les collectifs de travail qui le démontre. Lorsqu’un sujet ne veut renoncer à rien, le risque est que l’individualisme triomphe.

Si ce renoncement est possible, c’est parce qu’il y a en contre partie une rétribution : la reconnaissance. Nous y reviendrons.

Ce qui se crée, c’est de la solidarité entre expérience subjective et implication collective. Cette solidarité s’élabore dans les compromis que nécessite le vivre ensemble. Le collectif, c’est ce qui donne sens aux éprouvés partagés, une élaboration commune des épreuves vécues ensemble. Cela suppose des conflits, au sens de la dispute professionnelle, des désaccords, des controverses, pour qu’il y ai des compromis, une utilisation collective des ressources disponibles. C’est comme ça que l’on peut parler de corps de métiers, de compétences partagées, cela passe par des expériences communes et la mise en œuvre de la solidarité.

Si la coopération n'est pas prescrite, elle peut être plus ou moins favorisée par l'organisation du travail : possibilité de parler du travail, espaces de délibération, élaboration, espaces d'expression des subjectivité au travail, constructions communes permettant les reconnaissances mutuelles et la réappropriation individuelle et collective de l'expérience de travail.

L'abondance de prescription, hors prise en compte de l'expérience de travail des sujets et du collectif, relève d'un défaut de reconnaissance et d'une désappropriation de l'expérience qui ne permet pas la construction collective.

Comment la souffrance au travail peut-elle devenir source de plaisir ?

Dans le rapport de l’homme au travail, la souffrance de base, toujours présente, est majorée si le travail ne répond pas aux attentes du sujet. Ces attentes portent sur les satisfactions concrètes et symboliques de la tâche effectuée ainsi que sur la recherche de santé du corps.

Il faut bien considérer que la souffrance revient toujours, qu’elle est inhérente à la condition humaine et donc à la condition de l’homme au travail. Elle peut s’atténuer, se transformer, mais  pas s’annuler. C’est elle qui est source de créativité, à condition qu’il y ai un espace pour qu’elle puisse s’exprimer, pour qu’il y ai transformation en plaisir et accroissement de la subjectivité.

Le travail, en tant que pourvoyeur de rapports sociaux constructeurs d’identité, doit pouvoir répondre aux attentes du sujet. Plusieurs conditions doivent être réunies pour que la souffrance de base puise se transformer :

Plaisir de fonctionnement

Le travail peut être source de plaisir lorsque les exigences motrices, intellectuelles et psychosensorielles du travail s’accordent avec les besoins du travailleur. On parle alors de « plaisir de fonctionnement »

Sublimation

La sublimation est un « Processus postulé par Freud pour rendre compte - d'activités humaines apparemment sans rapport avec la sexualité, mais qui trouveraient leur ressort dans la force de la pulsion sexuelle. Freud a décrit comme activités de sublimation principalement l'activité artistique et l'investigation intellectuelle. La pulsion est dite sublimée dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle vise des objets socialement valorisés."Laplanche et Pontalis

Elle est d’abord transformation de la libido en désir de savoir, qui va se substituer à la pulsion de recherche infantile qui prédomine jusqu’à la période de latence (6-7 ans).

L’investissement libidinal est retiré de l’objet, rapatrié sur le moi qui le réoriente vers un nouveau but socialement valorisé : création, activité intellectuelle, production d’écrit.

Par exemple, les pulsions sadiques et agressives trouvent à s’exprimer dans des activités ou on a de la maîtrise sur l’autre, qui nécessite des gestes qui pourraient être agressif. Le soin n’est pas sans nécessité la sublimation de pulsions agressives, et l’acte chirurgical tout particulièrement.

Freud considérait qu’elle était le destin le plus aboutit et le plus parfait de la pulsion mais le rapportait essentiellement à l’art et à la production intellectuelle. Depuis, d’autres auteurs s’attachent à montrer que la sublimation concerne aussi d’autres aspects de la vie, dès lors que les pulsions sont désexualisées pour faire « œuvre » que les productions du sujet s’inscrivent dans un processus créatif et dans une inscription sociale. Ainsi les études, le travail, les investissements dans des activités associatives, culturelles….

Il faut considérer deux aspects à la sublimation : un aspect intra-psychique, et un aspect social

Sophie de MIJOLLA-MELLOR souligne que : "la sublimation apparaît comme un destin pulsionnel privilégié, parce que l'énergie libidinale, en se dérivant, permet une réalisation qui est de plus valorisée par le Surmoi et la société. ».( voir dictionnaire international de la psychanalyse, Hachette 2002)

On peut rajouter qu’il satisfait l’Idéal du Moi. C'est-à-dire que c’est un processus qui entretient avec l’objet de la pulsion un rapport d’idéalisation. La sublimation de la pulsion  permet de concilier les exigences du Ca et du Surmoi et de l’Idéal du Moi, et donc d’apaiser le Moi qui a la lourde tache de faire le tampon….

Son aboutissement est une réalisation conforme aux idéaux du sujet pris dans le social. On peut dire que c’est la forme la plus socialement acceptable de l’expression pulsionnelle.

Mais pour que cela soit possible, dans le cadre du travail, il est nécessaire que les conditions de travail le permettent. C’est-à-dire que le sujet puisse exprimer sa capacité à transformer ses pulsions dans une dynamique créative, un espace ou puisse s’exprimer l’ingéniosité singulière. Toutes les situations de travail ne le permettent pas…voire visent directement la répression de l’activité créatrice.

Espace d’expression de la subjectivité

- Il doit exister un espace d’investissement possible : il faut un décalage entre l’organisation prescrite et l’organisation réelle du travail, un espace dans lequel la subjectivité puisse s’exprimer, qui permette la créativité. Encore une fois, plus l’organisation prescrite du travail est rigide, moins l’espace d’investissement sera possible, moins il y a de place pour le sujet.

- Cet espace doit être adapté aux besoins du sujet. Ceux-ci sont différents selon les sujets, les périodes de la vie, les histoires.

- Dans cet espace d’investissement, le sujet doit connaître des réussites

- Ses réussites, son apport personnel doit pouvoir être reconnu.

La reconnaissance

La dynamique de reconnaissance a un rôle essentiel dans la transformation de la souffrance en plaisir. Elle permet la construction d’un sens du travail en gratifiant le sujet par rapport à ses attentes vis à vis de l’accomplissement de soi.

« De la reconnaissance dépend en effet le sens de la souffrance. Lorsque la qualité de mon travail est reconnue, ce sont aussi mes efforts, mes angoisses, mes doutes, mes déceptions, mes découragements qui prennent sens. Toute cette souffrance n’a donc pas été vaine, elle a non seulement produit une contribution à l’organisation du travail, mais elle a fait ; en retour, de moi un sujet différent de celui que j’étais avant la reconnaissance.

La reconnaissance du sujet, voire de l’œuvre, le sujet peut la rapatrier ensuite dans le registre de la construction de son identité. Et ce temps se traduit effectivement par un sentiment de soulagement, de plaisir, parfois de légèreté d’être, d’élation même. Alors le travail s’inscrit dans la dynamique de l’accomplissement de soi. L’identité constitue l’armature de la santé mentale. »(1)

Au travail, la reconnaissance est fondée sur deux jugements :

Le premier est un jugement d’utilité. On reconnait que ce qua je fais est utile. Ce jugement est porté par le client, l’élève le malade et par la hiérarchie. Il n’est absolument pas évident que tous les salariés bénéficient de ce niveau de reconnaissance.

Le deuxième type de jugement est le jugement esthétique ; « ce travail est un travail bien fait », « c’est du beau travail ». C’est le jugement des pairs, des collègues. Le jugement esthétique comporte lui-même deux dimensions (Dejours 1993) :

- C’est un beau travail parce que c’est un travail conforme aux règles qui constituent le collectif de travail. Cette dimensions renvoie à l’appartenance à la communauté, premier versant de l’identité.

- C’est un beau travail parce qu’il comporte quelque chose de singulier, parce qu’il y a un apport personnel, parce que ce n’est pas la stricte reproduction de ce qu’on fait habituellement. C’est le deuxième versant de l’identité eu sens ou je suis justement identique à aucun autre.

La rétribution symbolique qu’est la reconnaissance, et qui est aussi la reconnaissance de la souffrance, permet de donner du sens à cette souffrance. Cette construction de sens, cette capacité de donner du sens à l’action participe à la gratification du sujet, vient répondre à ses attentes vis-à-vis de l’accomplissement de soi. C'est-à-dire qu’elle conforte le sujet dans sa dimension identitaire. Elle s'appuie sur la dimension du collectif (solidarité, reconnaissance mutuelle et activité déontique) tout autant que sur les liens avec les bénéficiaires (clients- personnes accompagnées-patients) et hiérarchique. Ainsi la coopération, en soutien de la reconnaissance, doit être pensée dans ses différentes dimensions : horizontales, transversales, verticales.

Si la reconnaissance fait défaut, les sujets s’engagent dans des stratégies défensives ; à défaut de reconnaissance, la souffrance qui est irréductiblement liée à toute expérience du travail, va prendre le devant de la scène. Le plaisir du travail disparaît. On va alors voir s'installer une économie de la souffrance et une économie des défenses contre la souffrance (Davezies 93). C'est-à-dire que toute l’énergie du sujet va se déployer dans des stratégies défensives contre la souffrance.  Si la dynamique de reconnaissance est paralysée, précise Christophe Dejours, la souffrance ne peut plus se transformer en plaisir, elle ne peux plus trouver de sens. Elle ne peut dans ce cas que s’accumuler et engager le sujet dans une dynamique pathogène.

Lorsque le travail et les contributions propres au sujet ne sont pas reconnus, c’est tout l’édifice identitaire qui menace de s’écrouler, avec des risques de décompensation. S’il n’y a plus de reconnaissance extérieure, le monde interne est menacé, fragilisé. « Le sujet est renvoyé à sa souffrance et à elle seule. Pas de sens, reste une souffrance absurde qui ne génère que de la souffrance, selon un cercle vicieux qui vient déstabiliser l’identité ».(1)

La mobilisation, la quête, l'espoir de réalisation sont premiers : l’'investissement, la mobilisation de la personnalité ont un caractère vital pour chacun. Dès lors, lorsqu'il y a souffrance au travail dans un lieu, la principale réponse à apporter est probablement celle de la possibilité de reconnaissance et de construction collective du sens au travail : reconnaissance de la mobilisation subjective, reconnaissance aussi des difficultés, de la souffrance, de la coopération; et dans la possibilité ouverte à chaque professionnel, par le collectif, de contribuer sur la base de son expérience à  l'organisation du travail (voir activité déontique).

En ce qui concerne la compréhension des conflits vécus par le sujet en situation de travail, la psychodynamique a permis qu’une attention particulière soit apportée par les cliniciens (médecins, psy..) à ce rapport de l’homme au travail dans lequel se joue l’identité et la santé. Voir consultation souffrance au travail