De l’inter-dit permit par la mouvance
Ce premier confinement comme un coup de tonnerre: nous étions assignés à résidence, dans une limitation des possibles et un retour à des postures d'autoconservation, anxieuses. Je suis alors à la fois psychanalyste chez moi à Montreuil et en fonction de direction administrative dans un établissement accueillant des enfants polyhandicapés à Paris. Je parlerais de ces deux places et de cette tension entre surgissement de l’inconnu et cadre à partir de cette idée de la mouvance.
De l’immobilisme au mouvement
J’œuvre comme directrice d’un établissement accueillant des enfants polyhandicapés avec ce parti pris qu’il y a, quelque soit l’empêchement de corps ou de parole, une parole de sujet à entendre et à soutenir ; et avec cette écoute est un soin à construire et à porter en attention aussi aux lieux, aux relations, aux équipes, aux parents.
L’empêchement de parler souvent lié au polyhandicap fait de nombreux informulés qui nécessite des tentatives d’élucidations qui sont autant de paroles qui circulent. Les entraves à la parole circulantes sont nombreuses : surinvestissements des conflits groupaux ou organisationnels, mise à distance pour fuir des identifications nécessaires mais dangereuses (avec comme effet un discours objectivé et des demandes de solutions), tentatives de réparation sur le mode du narcissisme primaire (une restauration de l’image et du corps) qui à la fois vise la normalité et efface différence et l’altérité.
La dimension de l’interprétation est essentielle, qui fait violence (Aulagnier) et en même temps conjure ou transforme pour l’enfant polyhandicapé, cette assignation du corps à l’immobilisme et au silence. Travailler avec ces enfants la représentation en lien avec l’économie pulsionnelle est un travail essentiel, qui n’est possible que si existe une économie circulante, une liberté de circulation (les corps fussent-ils empêchés), des affects, des représentations et une possible reprises dans la multiplicité des lieux construits et à construire à cet effet.
Avec le confinement s’impose le poids écrasant de l'immobilité et des impossibles, à bouger, penser, dire. A l'immobilisme se rajoute de l'immobilisme, à l'impossible de l'impossible auquel se rajoute du danger. Nous étions interdits de nous voir sous injonction, interdits de prendre soin et de circulation de parole. Quelques visites à domiciles s’organisent, les protocoles affluents, il ne s’agit plus d’organiser la liberté de mouvement mais de se sous-maître aux deux maitres mots : sécurité et interdit. Un interdit qui laisse interdit, c’est à dire sans voix.
Et à la mouvance
C’est ce que vient me dire aussi, au téléphone Mme X. Elle ne vient pas donc, puisque nous sommes interdits de sortie, mais cet empêchement m’oblige justement à penser le mouvement autrement, à l’imaginer, à le faire vivre. Je me représente Mme X se mouvoir, dans le désir de me joindre, prendre son téléphone et composer mon numéro.
Il n’était pas prévu que Mme X vienne, puisque son travail d’ analyse a pris fin il y a cinq ans, que j’ai depuis changé de ville et suis maintenant à 30 kilomètres de Corbeil-Essonnes. J’ai le souvenir d’une fin d’analyse complexe, entre passivité et houle, mais affirmée : ses défenses se sont assouplies, son espace interne permet une circulation des motions pulsionnelles et de leurs représentations. Reste qu’un certain nombre d’atteintes au cadre n’ont pu être analysées ; C’est le côté houle de l’affaire. Je me fais à l’idée d’une fin d’analyse qui me laisse un peu sur ma faim et lui dit qu’il lui faudra, en un temps qui lui appartient, analyser le transfert négatif qui a pu se déployer dans ce temps d’analyse, et son empêchement à dire. Ce pourra être avec quelqu’un d’autre, sans doute : elle va se consacrer à son devenir mère, à cet enfant à naître et cette dimension du négatif est, alors, impossible à tenir. Le rapport à la perte me semble anticipé en résistance et en impossible à penser mais je me sens engagée à devoir supporter que c’est dans un ailleurs qu’elle s’en « dégagera »: à supporter que cela m’échappe non sans le nommer, et à l’énoncer ainsi : c’est un manque à faire fin que j’accepte de porter pour qu’elle parte.
Quelque années plus tard elle m’appelle donc et est, me dit-elle « sans voix, interdite ». Je l’entends cependant entre ses nombreux silences et je le lui dis. « Non, ce n’est pas cela, Je ne sais pas par où aller » me dit-elle. Elle est sans voies, elle ne voit pas d’issue là où il n’y a que de l’interdit. Pourquoi se tourne-t-elle vers moi ? Elle voulait à la fois me remercier, s’excuser ? Ce qui l’a fait m’appeler surtout est un empêchement de parler depuis qu’il lui est interdit de bouger. Ça lui a rappelé l’empêchement à dire. Elle voulait essayer...
A distance ? Comment faire autrement ? Elle pourra me dire à quel point elle m’a détesté parfois de ne pas être là où elle m’attendait (où elle voulait que je sois), d’une indisponibilité qu’elle percevait dans mon attention à la porte de la salle d’attente qui s’ouvre. Cette attention, instable donc, parce que portée à un autre (qu’elle n’a jamais vu) était insupportable et l’empêchait de parler. Egalement elle le vivait comme enfermant : elle ne savait comment s’en échapper, de cette idée et de ce cadre. « Mais c’est aussi parce que vous n’étiez pas toute là que j’ai pu penser le lien à ma mère et mon désir de fusion », dit-elle. Les attaques du cadre (retard, absences) c’était pour ne pas me dire ce qu’elle instituait comme interdit de pensée ; Instable et enfermant, c’est ce qu’elle retrouve en cette période complexe où la voilà enfermée avec son jeune enfant, sans perspective et en empêchement de pensée. Elle repense donc, à tous ces affects négatifs, dans cet empêchement nouveau qui lui permet de penser en toute ambivalence que le cadre était peut être sécure, qu’elle a pu y dire et faire lien.
Elle vient de nouveau s’en assurer et s’appuie sur sa possibilité de mouvement qui lui permet de passer de l’interdit à l’inter-dit, de l’arbitraire à l’appropriation subjective. Elle se dégage de l’entre soi et retrouve un mouvement de pensée en s’appuyant sur l’in-certain, mais sur un lien qui tient encore.
C'est dans l'entre dire et non dans l'entre soi que se repèrent l'interdit du désir, le dit de l'inconscient, le signifié, dans la parole adressée sous effet de transfert. Elle en a gardé l’expérience et vient s’assurer que cela peut tenir encore. Ce cadre du Covid fait rejouer de l’instabilité qui révèle, en interne, les liens qui tiennent et qu’elle invoque mais aussi la possibilité de leurs transformations.
Mais ce qu’elle vient me dire du cadre, du lien et de leur rapports relève selon moi d’une fonction propre à l’analyse et qui se soutient de ce que Tosquelles appelait la mouvance, et qui vaut pour la situation analytique et pour l’institution.
La mouvance, pour Tosquelles, est ce qui vient déstabiliser la forme d’un ensemble et qui vient de fait modifier l’ensemble et chacun des éléments qui le constitue. La mouvance est ce qui relève d'une juste instabilité ; une intranquilité qu’il faut cependant sécuriser; une sécurisation intranquille qui permet la conflictualisation et la circulation de représentations, de signifiants, d’affect, circulation qui permettra, en association, des liaisons. Penser la mouvance est concevoir le moment analytique comme un ensemble composé d’éléments hétérogènes en mouvements. Toute modification ou avancée va modifier un ensemble alors en transformation.
Permettre la mouvance est soutenir l’avènement de ce qui surgit d’un ailleurs (et pourtant déjà là) et vient modifier l’ensemble. Lorsqu’il n’y a plus de mouvement, apparait la pathoplastie c’est-à-dire la pathologie liée au milieu ; dans l’expérience analytique nous pourrions parler de la pathologie produite par le cadre lui-même, qui ne supporterait pas de déstabilisation.
Ce cadre sécurisé en mouvement qui fait mouvance s’appuie sur l’inconnu et l’incertain en confiance : et c’est ce qui fait effet de rencontre avec l’ignoré en soi.
Il faut à la fois sécuriser pour pouvoir se risquer : dans l’établissement en période Covid, il y a la gestion des risques, mais surtout il y a le lien qu’il faut sécuriser, tenir, affirmer, réinventer pour pouvoir en supporter la précarité et la fragilité : l’inconnu. C’est ce qui a fait cadre au- delà de tout enfermement, fermetures administratives et protocoles: prendre soin de la liberté de circulation (téléphonique, en visio et parfois en visite) comme cadre pour retrouver une pensée en mouvement et continuer à prendre soin, d’assurer une présence autrement. Mais un cadre qui permet et pro-meut au sens de pro- mouvoir, soutenir le mouvement.
Du coté de l’analyse qu’est ce qui fait cadre analytique, structure et protège ? La réduction de la motricité et des stimulations sensorielles doivent pouvoir permettre le surgissement des motions refoulées, nous dit Freud ; Le cadre est parfois conçu (je l’ai entendu à plusieurs reprises) comme gardien de l’analyse au sens où il en sécurise le déroulement. Mais à se figer dans la répétition du même il arrive qu’il enferme tout aussi efficacement qu’un confinement.
Là également il ne s’agit pas tant de promettre une sécurité que de permettre l’accueil de ce qui surgit et transforme : de se découvrir en mouvement, autre, de se reconnaitre, soi et le monde possiblement fragile.
IL importe de jouer de l’oscillation entre sécurité et liberté de circulation, entre le lien et la déliaison, l’être là et l’être ailleurs, l’énoncé et l’énonciation....et cette oscillation en mouvement qui s’appuie sur une circulation du dire est ce qui évite que se fige un cadre qui n’autorise pas : un cadre qui interdit et non un cadre qui permet l’inter-dit.
Le Covid a été un élément qui est venu modifier un peu brusquement l’ensemble de nos situations analytiques et institutionnelles. Mon propos est de dire que, parce que psychanalystes nous nous appuyons sur l’incertain de la parole qui vient dire autre chose que ce qu’elle dit, sur le parlêtre en mouvement de dire, sur une pulsion en corps dont le destin s’articule entre affect et représentation, sur un certain nombre d’entre-deux et d’inconnus que nous pouvons nous prévaloir de la mouvance, de la créativité, de la transformation des formes, mais au-delà, de ce que Castoriadis appelait la capacité de création radicale qui s’appuie sur l’indéterminé qui surgit dans l’aventure analytique.